mardi 27 février 2018

L'artiste est sans école

À l'Anticafé, Houda Bakas, animatrice des soirées poétiques A-mot-reux, a posé à la trentaine présente la question « Qu'est-ce qu'un artiste ». Quelques réponses ont suscité discussions, analyses, parfois même contestations animées. Quoi qu'il en soit, poètes amateurs ou accomplis, littérateurs impénitents et livrophages assumés  se sont joyeusement prêtés à l'exercice. J'en ai profité pour noircir quelque bout de papier, notant mes réflexions personnelles sur ce que c'est qu'un artiste. Les voici en guise de partage.  


L'artiste est sans concession
L'artiste est un amoureux de la vérité 
L'artiste est un amoureux de l'échec
Nietzsche écrivit : Un artiste ne tolère pas le réel
L'artiste est au-devant de son temps
L'artiste éprouve seul sa schizophrénie
L'artiste donne et reçoit simultanément 
Le but ultime de l'artiste ne serait-il pas, au final, de se connaître soi-même
Verlaine : L'art mes enfants, c'est d'être absolument soi-même
L'artiste véritable pourra à la limite se passer d'un média artistique
L'artiste est un instrument de l'art
L'artiste est sans école 

Le dimanche de 18 h à 20 h, dans le cadre d'un open mic, les soirées A-mot-reux convient les poètes à lire leurs textes ou ceux de leurs écrivains favoris.   

À noter que l'Anticafé près de la Place des Arts vient de déménager au 406 Notre Dame Est, dans le Vieux-Montréal. 

vendredi 23 février 2018

Sartre et l'enfer

L'explication de Sartre de l'énoncé « L'enfer, c'est les autres », que l'on retrouve dans sa pièce Huit Clos, montre combien la pensée du philosophe rejoint parfaitement, comme une concomitance absolue, l'éternel et l'universel.  

Du génial penseur — dont on ne sait plus si c'est l'âme ou l'esprit qui incarne la rebellion, la liberté, la pureté, la joie —, je dirai qu'il vient confirmer chez moi un sentiment très précis et très simple : le sentiment du privilège de vivre. Certains ont besoin de plonger dans la mer pour l'éprouver, d'autres de voir leur enfant faire ses premiers pas. Quoiqu'il en soit, chacun se rejoindra à l'horizon du vouloir être, du vouloir vivre. L'humanité aura beau se faire plurielle, on parlera toujours d'elle au singulier. 

mercredi 21 février 2018

La langue française, c'est du sport

Photo : La Presse Canadienne/Graham Hughes
Même si depuis quelques temps, les performances du Canadien de Montréal laissent franchement à désirer, il m'arrive parfois de visionner la fin des matchs, les points de presse ou d'écouter les commentaires des analystes. Pour tout cela, je consulte en général RDS

Hélas ! la qualité du français de certains chroniqueurs a de quoi interloquer. Je partage ici un courriel envoyé à l'équipe éditoriale de la chaîne sportive. Puisse-t-on voir dans les prochaines semaines une amélioration de ce côté.  


Bonjour, 
Il y a quelques jours, après la cuisante défaite du Canadien de Montréal 6-3 contre les Golden Knights de Las Vegas, quatre experts à l'émission l'Antichambre ont livré leurs commentaires sur le match. Deux des analystes (dont Gaston Therrien) ont proféré à quelques reprises le verbe « se commettre ». Voulaient-ils plutôt dire  « s'engager à », « s'engager vis-à-vis de », « faire confiance à » ou « démontrer de la confiance à » ? La construction verbale « se commettre »  (qui signifie se déshonorer, entretenir des relations compromettantes, selon le Petit Larousse) ne s'appliquait certainement pas au contexte discuté lors de l'émission. 
En outre, M. Therrien, comme plusieurs autres analystes sportifs de votre chaîne, commet régulièrement l'erreur suivante, soit celle d'employer la formulation fautive  « la raison POURQUOI ... » plutôt que celle correcte « la raison POUR LAQUELLE ». Ces fautes de français sont inacceptables de la part de chroniqueurs et journalistes professionnels. 

J'en profite pour remercier votre équipe de livrer du contenu pertinent et pour l'attention que vous porterez à cette lettre. 


Sincèrement,
Claudio Pinto




lundi 19 février 2018

De l'engagement

Je me suis engagé tout récemment à écrire plus régulièrement sur ce blogue. Ma motivation principale vient de ce que les choses à dire, à partager ne semblent pas vouloir prendre congé. En parallèle, je tiens toujours un journal, travaille simultanément à l'élaboration de deux ouvrages : une autofiction et un livre sur l'automobile. Pour ce dernier, je suis lié par contrat avec une maison d'édition. Plusieurs d'entre vous le savez déjà, l'automobile est une passion pour moi. Hélas, après avoir travaillé un temps comme journaliste automobile, j'ai réalisé combien le milieu de l'automobile en est un conservateur. Qu'à cela ne tienne, je commente et plaide sur le sujet, parce qu'une expertise passionnée ne peut s'assujettir au traditionalisme d'une institution. Mon livre sur l'automobile paraîtra à l'automne 2018. 

Hier au téléphone, je soufflais à mon ami Louis-Luc, auteur prolifique, notamment d'un excellent ouvrage sur le hockey paru à la fin de 2017, combien je suis reconnaissant d'écrire un livre sur l'automobile, notamment parce que celui-ci me permet d'apprendre une foule de choses sur un domaine qui traverse actuellement une période de mutation et d'évolution cruciale. Littéralement, je suis payé pour apprendre — n'est-ce pas là l'une des plus extraordinaires jonctions humaines/sociales possibles, où le savoir est enfin reconnu et le labeur récompensé par-delà notre condition ouvrière ! Être lu, reconnu et aimé figurent comme une amnistie sans fin. Amnistie de soi à soi. 

Ami lecteur, ne laissez personne faire obstacle à votre projet de reconnaissance, d'amour et de partage indéfectibles. 



dimanche 18 février 2018

Une étudiante de Floride rescapée de la tuerie fustige Trump



À ce jour en 2018, il y a eu 18 fusillades aux États-Unis. Abasourdi, le mot est faible, j'ai l'impression que tout ce que j'écrirai sur le sujet ne fera qu'amplifier ma colère, fruit de mon impuissance. Qu'à cela ne tienne...

Âgé de 19 ans, le tueur de la plus récente fusillade américaine, qui a eu lieu à Parkland, Floride, avait perdu sa mère adoptive l'année dernière, et son père quelques années plus tôt. Les médias affirment que la police s'est rendue au domicile du jeune homme à 39 occasions au cours des sept dernières années, pour maîtriser un comportement violent. Peut-être sa mère est-elle décédée des suites du  découragement accumulé — tristesse, désespoir familial, accablement maternel, désastre de l'adoption, contritions et regrets — à l'égard de son fils adoptif. 

Emma Gonzalez, 18 ans, est une étudiante qui a échappé à la tuerie. Devant des milliers de gens, elle se dresse et fustige Trump, son gouvernement et le lobby des armes. Son cri de désespoir est l'unique plaidoyer que j'entendrai ce week-end. Tous les autres m'importeront peu, ou pas.  

samedi 17 février 2018

Être ou ne pas être père, là est la question

Nombre de mes lecteurs atterrissent ici par le biais de Facebook. Suite  à la publication de mon billet sur pourquoi je suis reconnaissant tous les jours de ne pas être un père, l'un de mes lecteurs, lui-même père de famille, m'a posé la question suivante : « Qu'est-ce qui te fait croire que tu n'en aurais que le talent [d'être père], qu'il vaut mieux que ton talent reste inexploité ? » Aussitôt, j'ai hasardé une réponse, que je partage aujourd'hui avec mes lecteurs. Qui sait, l'un de vous s'y reconnaîtra... 

Mon amour des enfants, mon besoin d'être constamment branché à l'enfance, la mienne et celle d'autrui, trahit une préoccupation tenante pour ma propre enfance, qui est la source de toutes mes inspirations : peur, doute, création artistique, gratitude, etc. Ce besoin d'être constamment dans le « berceau » me rend, d'une certaine manière, peu enclin à vivre la paternité sur le long terme. Bien que je reconnaisse chez moi une volonté de père, un amour du patriarche, je ne peux envisager l'engagement paternel de façon sérieuse parce que celui-ci, tôt ou tard, fera obstacle à la liberté créatrice (i.e. le temps consacré à écrire, occupation prioritaire entre toutes). Du reste, bien que j'aime puissamment ma fratrie et mes parents, je ne suis pas très « famille ». Voilà, je ne fais qu'effleurer ta question, mais j'espère que cela répond tout de même un peu !

Dans la Lettre au père, traduite par Marthe Robert, Kafka s'exprime sur son incapacité d'envisager le rôle de père — lequel, à cette époque, est intimement lié au mariage.  

S'il en est ainsi, pourquoi ne me suis-je pas marié ? Là comme partout, il y avait des obstacles particuliers, mais la vie consiste précisément à savoir les accepter. L'obstacle essentiel, malheureusement indépendant de chaque cas isolé c'est que je suis, de toute évidence, spirituellement inapte au mariage. 

Du reste, comme je l'ai mentionné, je ne fais ici qu'effleurer la question. Écrire à propos de la famille est toujours risqué, c'est pourquoi on me rappelle souvent qu'il est important de soupeser ses propos. Je ne dispose pas spontanément de ce scrupule, mon amour de la vérité en est pour quelque chose, je pense.

Enfin quelques mots sur mon père. J'aime mon père, mais il n'a jamais été — et ne sera jamais — le modèle d'un bon père pour moi, ce modèle du père idéal, je dois le créer chaque jour en musique, en mots, en silence, et dans le soutien et l'écoute que j'offre à mon prochain. Je crois être en paix avec ce que j'avance à propos de mon père, parce que je suis malgré tout reconnaissant de ce qu'il a fait pour moi, les bonnes choses comme les trucs méchants.  

vendredi 16 février 2018

De l'excellent blogue d'Eric Chevillard

L'écrivain français Eric Chevillard m'a bien fait rire cette semaine avec un de ses billets de blogue. Chaque jour sur L'Autofictif, il propose trois petites notes, de soyeux articulets dont la délicatesse n'a d'égal que la pénétration d'esprit. Ledit billet est ici — j'espère que vous vous délecterez autant que moi. 

J'ai découvert Eric Chevillard grâce à ses livres parus aux Éditions de Minuit (Le désordre Azerty, L'Auteur et moi, L'Autofictif père et fils), et par ses billets dans le Monde, où il occupait chaque semaine une page littéraire. 



Dans un autre ordre d'idée, attablé au café, je remarque ces hommes dont la jambe sautille à qui mieux-mieux sous la table. Je ne peux m'empêcher d'imaginer le stress, la nervosité, l'inadvertance que trahit de tels sautillages, comme si la jambe proférait un juron en continu.  

jeudi 15 février 2018

Du talent d'être un bon père


 Mon petit-neveu Eliott, fils de mon neveu Chris, et moi.
Cette semaine je lançais à K., une habituée du café, danseuse contemporaine et jeune maman de deux, que j’étais reconnaissant chaque jour de n’avoir pas d’enfants. Ça l’a fait rire, si bien que j’ai cru qu’elle ne me croyait pas. J’ai donc réitéré mes propos, avec un peu plus d'emphase, juste pour être certain qu'elle avait compris. C'est là que j'ai réalisé que ma reconnaissance n'est ni feinte ni exagérée, qu'elle reflète exactement ce que je pense. On m’a souvent dit que je serais un père splendide. Or, posséder les qualités d’un bon père ne garantit nullement qu'il en sera un bon ; de la même manière que ce n'est pas tant le talent qui fait le grand athlète, le grand artiste, mais la volonté, la persistance, le travail.

Ma consolation de ne pas être père : mes huit neveux et nièces et mes deux petits neveux. Sur la photo, Eliott, deux ans, fils de mon neveu Christopher. Je suis béni d'être un « père à distance » mais jamais distant. 

mercredi 14 février 2018

Hervé Guibert ou la mémoire aux lames tranchantes

Il n'y a pas d'espace qui sollicite mieux l'exigence du lecteur qu'un livre qui fendille le papier comme une fine lame de rasoir. C'est l'image qui se révèle quand je pense à Mes parents d'Hervé Guibert. Je partage un autre extrait, lequel, d'une certaine manière, me console du fait que je n'ai pas d'enfants. Au reste, rares sont les écrivains qui parviennent à exprimer avec une infinie délicatesse le mépris et le funeste, conséquence d'injustices familiales depuis longtemps échafaudées dans la conscience de l'écrivain français.


Dimanche après-midi : la voix de ma mère au téléphone est sans doute l’intrusion la plus irritante. Suzanne me raconte comment ma mère, de passage à Paris, désigne tel ou tel objet (le petit Bacchus de bronze par exemple) comme le désirant, après sa mort. Je dis d’abord à Suzanne « c’est sordide », et je lui dis mon vœu plus entier, mais qui n’a rien à voir avec la possession (?), d’habiter son appartement après sa mort. Puis je repense à ce que j’ai dit au sujet de ma mère, et je me reprends. C’est une femme si désemparée, la possession est son dernier recours. Je pense alors que je suis moi-même comme un capital, pour elle, et que les enfants plus généralement sont pour les parents un capital vital, qu’ils gèrent, et c’est étrange car je lis quelques jours plus tard, dans le Journal de Kafka, une remarque analogue.


lundi 12 février 2018

De la neige et des jours


J'adore l'hiver, même s'il est long. À sa manière, la saison froide me permet de vivre un peu plus caché. Emmitouflé sous les couvertures, enveloppé d'un manteau, lové d'un foulard, cela me va très bien. L'hiver incarne également, à sa manière, une saison que l'on doit affronter. Ou ne serait-ce plutôt nous-mêmes que nous affrontons ? À la fin de sa vie, Jacques Brel disait qu'il n'avait peur que de lui-même. Certaines adversités sont plus difficiles à nommer que d'autres, ce sont elles précisément qui font le plus mal. 

Très souvent, penser autrement n'est qu'une prétention, et croire que l'on pense différemment une solitude. Je ne sais exactement où je veux en venir avec ça, je sais seulement qu'il m'arrive encore de penser aux deux mois que j'ai passés dans une boîte de communications à titre de salarié, c'était fin 2017. Si l'écriture était dotée d'un seul talent, ce serait celui de révéler les insincérités. En juillet dernier, MSN Autos, mon principal client, m'informait de changements importants dans sa ligne éditoriale. Comme plusieurs pigistes de la firme, j'écopais de ces remaniements. Fort de plusieurs années d'expérience dans le monde des voitures, je choisissais de postuler comme rédacteur chez Rousseau Communications, entreprise spécialisée dans le monde de l'automobile. Après quatre entrevues et presque autant de tests de rédaction et de traduction, fin septembre on m'annonçait mon embauche, laquelle mettait un terme à dix années de travail autonome. Mes amis le savent, depuis toujours la nouveauté m'exalte, m'enivre. 

Durant le processus d'embauche, à la troisième entrevue, la première avec la grande patronne, j'étais interloqué d'entendre celle-ci proférer : « Si je vous embauche, je vous demanderai de cesser d'accepter des contrats de pige. »  Puis, informée que je suis musicien, elle s'enquérait : « Est-ce que vous donnez des cours de piano ? » Très vite, je devinais sa manière de circonscrire mes activités paraprofessionnelles au profit du poste qu'elle m'offrait. J'aurais dû me méfier. En effet, il m'aurait fallu lui signifier que j'aviserais mes clients seulement lorsque j'aurai complété ma période probatoire (de 3 mois). Le jour où l'on m'a confirmé mon embauche, je suis sorti dehors, j'ai payé la pizza à quelques personnes itinérantes, continuant de songer à ce que m'avait soufflé la patronne lors de l'entrevue. Il m'étonnait que de telles tactiques, aux parfums quasi dictatoriaux, soient encore l'apanage des entreprises d'aujourd'hui ; ne nous leurrons pas, elles le seront toujours. En revenant chez moi, m'est venue l'envie de replonger dans les romans d'Orwell et de Huxley. 

Jusqu'à un certain point, j'aimais cet emploi. J'aimais interviewer les professionnels de l'industrie automobile, écrire des comptes-rendus, éditer et réviser le travail des pigistes et collaborateurs. Lorsque j'ai été remercié, le 5 décembre 2017 — l'anniversaire de la mort de Mozart —, j'ai senti l'effet d'une sorte d'intervention divine. Honnêtement, une semaine de plus et je mourais asphyxié, cela mon employeur n'était probablement pas sans le deviner. Suis-je trop sensible, trop lucide, trop imaginatif pour travailler dans des conditions comparables à la mécanique de ma montre-bracelet ? En me licenciant, mon employeur m'a fait une grande faveur, et je l'en remercie. Seulement, les mots de la patronne à l'entrevue, lesquels stipulaient qu'il me fallait rompre avec ma clientèle en cas d'embauche, m'ont laissé une amertume dans l'âme. Mon erreur aura été de l'écouter, car quelques jours après avoir été recruté, j'écrivais à mes clients pour leur annoncer que Traduction Claudio Pinto n'acceptait plus de mandats. Heureusement, au début décembre, plusieurs d'entre eux se réjouissaient d'avoir à nouveau de mes nouvelles. Quoi qu'il en soit, en ce début d'année je tergiverse entre colère, tristesse, déploration et incompréhension. Ce billet a notamment pour but d'extirper ces éléments nocifs. 

L'après-midi de mon congédiement, la patronne n'était pas au bureau. Michel, mon rédacteur en chef, bourreau affectée à la tâche ingrate, m'avait dit qu'elle était à Toronto (ce qui n'était pas le cas). Professionnel, fort aimable, il n'avait pas caché sa déception de me voir partir ; il fut l'un des premiers à reconnaitre mes talents. En adressant mes adieux à l'officine, je sentais souffler en moi un vent de liberté. Marcher dans le froid d'hiver dans la pénombre du Vieux-Montréal avait quelque chose de profondément rédempteur. Le lendemain, caché sous mes couvertures, luttant contre une bronchite et des maux de tête, je réalisais que ce travail avait commencé à me rendre malade, physiquement et mentalement. Ne pas être totalement soi-même vous confine tôt ou tard à la maladie — au mal à dire. Ainsi, décembre et janvier ont été presque entièrement consacrés à la désintoxication mentale et spirituelle. Musique, écriture, lecture, cafés, amitiés et surtout solitude continuent de revendiquer leur verticalité solaire. 

Écrire tout ceci m'amène à reconnaitre mes erreurs et à identifier plus que jamais mon incapacité à endosser pleinement ma responsabilité d'artiste. J'écris, j'écris, mais je tarde à publier, à montrer ce que je sais faire (dixit Nietzsche). Ai-je peur du jugement d'autrui ? Oui et non. En ce qui me concerne, il n'y a qu'une seule peur : la mort des choses, pas la mienne, celle des choses. Écrire ceci maintenant me fait un bien immense, que ceux qui me lisent le sachent. 

dimanche 11 février 2018

Mes parents, d'Hervé Guibert

J’accepte rarement qu’on me prête des livres, plus facilement je les prête, sans attendre qu'ils me reviennent. Mes amis le savent, je mets rarement les pieds dans les bibliothèques ; mes livres je préfère les posséder. Cette désaffection pour les bibliothèques et l’emprunt de livres vient de ce que toute lecture  est susceptible de nous faire découvrir  une partie de nous-même, et que cette partie nous préférons la découvrir par nos propres moyens, sous nos couvertures plutôt que celles d'autrui.  

Il se trouve parmi mes amis quelques excellents écrivains. L'une d'elles me parlait l'autre jour d’un livre que je dois lire absolument. Parce qu’il ne s'y trouve pas à la librairie de mon quartier, j'accepte  de le lui emprunter : Mes parents de Hervé Guibert (1955-1991). Reconnaitre que les pages de ce livre, qui sont d'une franchise brutale et absolue, renvoient à un écrivain dont la pensée côtoie de près la mort physique et métaphysique ; identifier ce qu'un écrivain comme Annie Ernaux a pu emprunter à Guibert, particulièrement le style économe parfois proche du journalistique, la puissance d'évocation notamment grâce à un don redoutable pour l'image, l'opacité savoureuse de phrases aux bords tranchants. En fermant le livre, je ne m'exclame pas « quel grand livre ! » (non pas qu'il ne l'est pas) mais plutôt « quel grand écrivain ! » De celui-ci j’aurais aimé connaître l’avis de Kafka, écrivain-ami d'ailleurs cité par Guibert.

Je ne me souviens pas de la dernière fois qu'un la beauté d'un livre m'a écrasé à ce point. Oserai-je avouer que j’aurais aimé l’écrire ? Le nier serait mentir, pour preuve, après l'avoir fermé je peinais à retrouver le chemin vers l'écritoire. Encore incommodé, je fulminais à l’idée que tous les livres que je lirais dorénavant – pis que j’écrirais – puissent s'avérer minuscules à côté de celui-ci. (De grâce, à tout moment le  lecteur risque de tomber sur un texte qui lacère son âme, le forçant à reconnaître que la sado-noirceur des pages qu'il vient d'avaler est en réalité celle par laquelle il vit et respire chaque jour.)    

Voici un extrait : 

Un beau week-end de printemps je reviens à La Rochelle, mon père s’est acheté un appareil photo, le petit Rollei 35, il me propose de l’essayer, ensemble nous plaçons le film dans l’appareil, je veux photographier ma mère, je la débarrasse de l’apprêt de ses vêtements et de sa coiffure, je passe ses cheveux sous l’eau, je lui fais enfiler une simple combinaison, et je dis à mon père de nous laisser seuls. Elle est assise dans la lumière, je tourne autour d’elle et c’est un moment d’amour et de plénitude, qui arrête le temps, comme si nous valsions ensemble dans ce grand salon inondé de clarté. Au retour de mon père, nous nous installons dans la salle de bains pour développer le film ; nous nous apercevons avec stupeur qu’il est vierge de bout en bout, qu’il a été mal enclenché dans l’appareil. La lumière est tombée, ma mère s’est habillée, et nous savons de toute façon que nous ne pourrons jamais rejouer cet épisode, qu’il a déjà pris la pesanteur impuissante du regret. Et que cette image fantôme se tend désormais vers autre chose que l’image : vers le récit.